Dans ma tribune publiée ce jour dans Libération, je plaide pour que ce moment inédit et brutal soit aussi celui de l’éducation artistique et culturelle, levier le plus puissant pour lutter contre les inégalités sociales et territoriales que la crise renforce. 👇

Les lieux culturels ont gardé porte close le 7 janvier. Malgré l’engagement des équipes artistiques pour s’adapter aux contraintes sanitaires, l’incertitude pèse encore lourdement sur le moment où nous pourrons voir revivre nos musées, nos théâtres, nos salles de spectacle, nos cinémas. Cette absence de visibilité est tout aussi délétère pour le secteur culturel, si durement éprouvé depuis bientôt un an, que la seule alternative entre une fermeture totale et une réouverture sans conditions. Dans ce contexte inédit et instable, il est urgent d’explorer d’autres chemins.

C’est précisément parce que la culture ne peut plus jouer le rôle qui était le sien dans nos vies, qu’il faut s’interroger sur la place qu’elle occupe dans la société. La crise sanitaire doit devenir une opportunité pour repenser nos politiques culturelles, positionner les artistes au cœur de notre modèle de société et redéfinir la culture comme un objet social.

La pandémie de Covid-19 a déjà fait plus de 65 000 victimes en France mais la violence de la crise ne se résume pas au nombre de décès. Détérioration de la santé mentale, explosion de la pauvreté, accroissement des inégalités… Le plan de relance ne peut pas être la seule réponse à ces dommages collatéraux dont les effets seront durables et profonds. L’éducation et la culture seront nos meilleures armes sur le long terme. Au printemps, la France a été l’un des premiers pays au monde à maintenir l’accès à l’école et aux savoirs. Elle a mobilisé en urgence des moyens puissants pour sauvegarder les emplois, soutenir les structures et accompagner économiquement le secteur culturel. Elle continue et renforce cet effort singulier et nécessaire. Elle doit aujourd’hui s’engager pour renforcer l’accès à la culture et aux arts.

A défaut de réinvention, le risque est grand de voir la vie culturelle se dissoudre dans les seuls usages numériques et d’étendre l’emprise des GAFA, grandes gagnantes des confinements et autres couvre-feux. L’uniformisation de la pensée n’est pas la seule menace : c’est la survie même de l’exception culturelle française et de notre souveraineté qui est en jeu.

Face à ces dangers, nos atouts sont considérables, éléments de fierté et de résilience face à une crise qui fragilise et isole. Mobilisons-les dès à présent pour en préserver les fondements essentiels et réaffirmer notre souveraineté culturelle.

L’éducation artistique et culturelle est un enjeu prioritaire, parce qu’elle est le plus puissant levier pour lutter contre les inégalités sociales et territoriales que la crise a renforcées. A l’instar de l’été culturel et apprenant, un programme spécifique doit être mis en place dans tous les établissements scolaires en lien avec les artistes, les acteurs culturels et les élus. Assumons de permettre à certains équipements culturels de rouvrir prioritairement parce qu’ils accueillent des publics qui sont prioritaires. Les lieux culturels ont engagé depuis longtemps une transformation qui les a ouverts sur les territoires et leurs publics : les ateliers, les cours, les filages, toujours en petit comité, avec les élèves et les familles sont des leviers essentiels d’inclusion, d’engagement dans la citoyenneté, de lien social que la crise ne peut arrêter plus longtemps encore. L’horizon de la sortie de crise doit être celui de la généralisation de l’EAC par son inscription dans le temps scolaire obligatoire du premier degré, afin que chaque enfant de notre pays bénéficie d’un parcours culturel à l’école.

Les territoires en difficultés – périphériques ou ruraux –, qui souffrent davantage de la crise, doivent aussi faire l’objet d’investissements culturels massifs. Le Président de la République a initié dès le début de son mandat un vaste plan bibliothèques pour en élargir les horaires d’ouverture. Poursuivons et amplifions. Aujourd’hui, 347 communes situées en quartier prioritaire de la politique de la ville ne disposent pas de bibliothèques. Lançons sans attendre un programme de constructions de médiathèques et développons les contrats territoire-lecture, en y associant les acteurs sociaux. Renouons avec l’esprit de l’éducation populaire pour encourager la participation de tous à la vie culturelle. Dans une société fragmentée, qui tend à ériger des barrières et à construire des espaces segmentés qui encouragent le repli, il faut multiplier les portes d’entrée vers la culture partout où l’on se rencontre : les transports en commun, les entreprises, les commerces, la rue…

Si la situation sanitaire ne permet pas la réouverture rapide des lieux culturels, il est urgent de proposer à leurs équipes des solutions alternatives en leur permettant d’investir l’espace public. Sur le modèle de l’itinérance du spectacle vivant, lançons un grand plan « chapiteaux et tréteaux de France » dans tous nos territoires. Les artistes pourraient ainsi aller vers les publics sans risque sanitaire et nos concitoyens pourraient renouer avec la vie culturelle autrement que par écran interposé.

Enfin, la pandémie bouleverse notre rapport au monde, à nous-mêmes ou aux autres. Son impact sur les imaginaires des artistes et celui de tous les citoyens recèle un ferment créateur. La puissance publique a la responsabilité de soutenir ces projets de création que la crise peut inspirer, en encourageant tout particulièrement ceux qui pourront associer artistes, amateurs et habitants des territoires. « Faire ensemble » pour laisser une trace artistique de ce moment singulier, le transcender au bénéfice de la création, voilà l’enjeu.

Dans un pays dont les fractures se creusent mécaniquement en temps de crise, la culture constitue une réponse évidente aux menaces qui sont en germe ou déjà à l’œuvre. L’exclusion, la pauvreté, les inégalités sociales et territoriales sont le terreau naturel des séparatismes. Ne leur laissons pas le champ libre et, au-delà de l’autorité de l’Etat et de la fermeté républicaine que nous devons leur opposer, redonnons à la culture une place centrale pour nourrir le sentiment de reconnaissance et d’appartenance au commun.